Je suis en général assez peu partisan de l’adaptation littéraire au cinéma, que je trouve souvent mal faite, car elle ne transmet pas l’imaginaire. Visconti a cette capacité d’être un homme de la pécision, c’est ce qui le rapproche de Tomasi di Lampedusa. Son adaptation du Guépard est magnifique car il honore le sens du détail de l’auteur, en allant jusqu’à remplir les commodes de draps d’époque pour respecter parfaitement l’ambiance. Luchino Visconti avait hésité à interpréter lui-même le rôle magnifiquement tenu par Burt Lancaster. Il fait une œuvre personnelle du roman de Lampedusa.
« J'épouse le point de vue de Lampedusa, et disons aussi de son personnage, le prince Fabrizio. Le pessimisme du prince Salina l'amène à regretter la chute d'un ordre qui, pour immobile qu'il ait été, était quand même un ordre.»
(Luchino Visconti)
Peut être parce qu’ils sont tous deux des aristocrates ils accordent cette importance particulière aux détails qui sont pour beaucoup insignifiants. Des détails qui changent tout dans les rapports sociaux comme le montre l’anecdote du frac de Don Calogero. Don Fabrizio Corbera, prince Salina, accueille le maire de Donnafugata en habit d’intérieur pour s’adapter à cet ordre social en pleine mutation. Le maire quant à lui, tente de se rapprocher de cette aristocratie en portant l’habit. Mais la structure sociale n’est pas inversée, car il découvre le frac de Don Calogero montant gauchement l’escalier, il déclare avec morgue et satisfaction « et quel frac ! »
En allant à la chasse, le prince respecte les habitus liés à son rang, dont son chien – un dogue allemand – qui l’accompagne, est le symbole de la déchéance, poussé à l’extrême dans le roman. Mais il ne chasse pas avec ceux de sa classe, il chasse avec Ciccio Tumeo organiste de la cathédrale d’origine modeste. Les classes se mélangent mais pas les valeurs, qui paradoxalement s’inversent. Le personnage joué par Serge Reggiani se fait l’apôtre de la défense de l’ordre ancien, alors que le prince accepte le plébiscite et l’unification de l’Italie. C’est le prolétaire, guidé par la reconnaissance sociale, qui est le seul personnage conscient que cette ‘révolution’ ne changera rien pour le pauvres gens comme lui, les métayers n’auront pas plus accès à la terre, le pouvoir change de main, à son plus grand regret car les nobles « sont moins égoïstes que tant d’autres. »
« Il faut que tout change pour que rien ne change » déclare Tancrède. Les structures sociales, elles, ne changent pas, les mains qui les tiennent seules changent. Et pourtant rien ne pourra être comme avant si les hyènes et les chacals s’emparent du pouvoir qui appartenait aux Lions et aux Guépards.
Un prince réaliste et pessimiste qui refuse la distinction par ses pairs proposée par Turin et Chevalet. Un prince las et fatigué, usé par les changements de son siècle. Un prince qui sait que l’aristocratie n’existe plus que pour elle-même. Elle doit s’adapter ou mourir, mais en s’adaptant elle meurt.
Un prince qui parle de la mort pendant la scène de bal, où tout le monde s’amuse. Il est ainsi fasciné par un tableau funèbre, avant d’évoquer son propre décès comme une préoccupation subitement essentielle.
Une distinction qui se transforme en solitude jusque dans la danse. Il crée la jalousie par sa simple présence et se retire et avec son retrait, c’est tout un univers qui vacille, le bal devenant alors une vaste danse macabre. Il rentre seul au petit matin, dans l’élégance de la mort, il se retire de la foule, de la vie, du mouvement, de Tancrède et d’Angélica, symboles de sa jeunesse perdue. Et la mort devient concrète quand il s’agenouille au passage du prêtre qui se rend à une extrême onction. La distinction se fait aussi et surtout par la mort et la religion qui permettent au prince de rester le prince.
Il n’y a d’autre perspective que la déchéance, celle de la classe pour Tancrède, qui tient son rang par l’argent et celle de l’Homme qui tient son rang par ses valeurs pour Don Fabrizio. « Les nobles [...] vivent dans un univers particulier qui n'a pas été créé directement par Dieu mais par eux-mêmes durant des siècles... » Les siècles passent et le prince sait que son petit-fils n'aura pas le culte de son passé, qu'il n'aura que des « souvenirs banals », les mêmes que ceux de ses camarades de classe, il sera alors noble de nom, mais pas dans l'âme, il sera tout au plus un bourgeois matérialiste.
3 commentaires:
La question de l'adaptaion littéraire est un vaste débat. Quant au Guépard, il faudrait que je le voie un jour...
Belle note.
Excellent.
Bravo.
> Sad : Lis le roman avant de voir le film si ce n'est pas déjà fait, on voit d'autant mieux l'adaptation dans le détail...
> Germain : Merci beaucoup
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